Paulo Coelho

Stories & Reflections

Édition nº 149 : Le signe

Author: Paulo Coelho

Il était une fois un sage du nom de Sidi Mehrez. Il était très en colère contre l’endroit oí¹ il vivait, une jolie ville au bord de la mer Méditerranée ; hommes et femmes menaient une vie dépravée, et l’argent était la seule valeur importante. Comme Mehrez était aussi un saint et faisait des miracles, il décida d’attacher son cache-col autour de Tunis et de la jeter dans la mer.

Les édifices commencèrent í  s’écrouler, le sol se souleva, les habitants furent pris de panique en voyant qu’ils étaient poussés vers la mort. Désespérés, ils décidèrent d’appeler í  l’aide un ami de Mehrez, appelé Sidi Ben Arous. Ben Arous parvint í  convaincre le rigoureux saint d’interrompre la destruction, mais depuis lors toutes les rues de Tunis sont inclinées.

Je marche dans le bazar de cette ville africaine, porté par le vent de ce pèlerinage par lequel je célèbre le vingtième anniversaire de mon chemin de Saint-Jacques (1986). Je suis avec Adam Fathi et Samir Benali, deux écrivains locaux ; í  quinze kilomètres se trouvent les ruines de Carthage, qui dans un lointain passé a su affronter la puissante Rome.

Nous passons près d’un bel édifice. En 1754, un homme tua son frère. Leur père décida de construire ce palais pour abriter une école, gardant vivant le souvenir de son fils assassiné. Je remarque que, par ce geste, le fils assassin allait rester aussi dans les mémoires.

« Ce n’est pas tout í  fait cela, répond Samil. Dans notre culture, le criminel partage la culpabilité avec tous ceux qui lui ont permis de commettre le crime. Quand un homme est exécuté, celui qui lui a vendu l’arme est également responsable devant Dieu. La seule manière pour le père de corriger ce qu’il considérait comme son erreur, ce fut de transformer la tragédie en quelque chose qui puisse aider les autres : plutí´t que la vengeance qui se limite au chí¢timent, l’école a permis que l’instruction et la sagesse puissent se transmettre depuis plus de deux siècles. »

Sur l’une des portes de l’antique muraille, il y a une lanterne. Fathi commente le fait que je suis un écrivain connu, tandis que lui lutte encore pour la reconnaissance.

« Lí  se trouve l’origine de l’un des plus célèbres proverbes arabes : “La lumière éclaire seulement l’étranger”. »

Je dis que Jésus a fait le míªme commentaire : nul n’est prophète en son pays. Nous avons toujours tendance í  valoriser ce qui vient de loin, sans jamais reconnaí®tre toute la beauté qui est autour de nous.

Nous entrons dans un ancien palais, transformé aujourd’hui en centre culturel. Mes deux amis commencent í  m’expliquer l’histoire du lieu, mais mon attention a été complètement détournée par le son d’un piano, et je me mets í  le suivre dans les labyrinthes de l’édifice. Je me retrouve dans une salle oí¹ un homme et une femme, apparemment loin du monde, jouent la Marche turque í  quatre mains. Je me souviens que, il y a quelques années, j’ai vu une scène semblable – un pianiste dans un centre commercial, concentré sur sa musique, ne príªtant aucune attention aux personnes qui passaient, parlant í  voix haute ou la radio allumée.

Mais ici, il n’y a que nous trois et les deux pianistes. Je peux voir l’expression sur leur visage : la joie, la plus pure et la plus complète joie. Ils ne sont pas lí  pour impressionner un auditoire, mais parce qu’ils sentent que c’est ce don que Dieu leur a donné pour converser avec leurs í¢mes. Conséquence, les í¢mes d’Adam, de Samil, de Paulo finissent aussi par converser, et nous nous sentons tous plus proches du sens de la vie.

Nous écoutons en silence pendant une heure. Nous applaudissons í  la fin, et quand je retourne í  l’hí´tel, je pense í  cette lanterne.

Oui, il se peut qu’elle éclaire seulement l’étranger, mais est-ce que cela fait une grande différence quand nous sommes possédés par ce gigantesque amour pour ce que nous faisons ?

Grí¢ce í  Dieu, la salle est bondée pour la conférence dans ce pays africain. Je devrais íªtre présenté par deux intellectuels locaux ; nous nous rencontrons avant, l’un a un texte de deux minutes, l’autre a écrit une thèse d’un quart d’heure sur mon travail.

Très prudemment, le coordinateur explique que la lecture de la thèse est impossible, vu que la rencontre doit durer au maximum 50 minutes. J’imagine qu’il a dí» beaucoup travailler son texte, mais je pense que le coordinateur a raison : je suis lí  pour converser avec mes lecteurs, c’est í§a le principal motif de la rencontre.

La conférence commence. Les présentations durent au maximum cinq minutes, et je dispose maintenant de 45 minutes pour un dialogue ouvert. Je dis que je ne suis pas lí  pour expliquer quoi que ce soit, qu’il serait intéressant d’essayer d’établir un dialogue.

Vient la première question, posée par une jeune fille : que sont les signes dont je parle tant dans mes livres ? J’explique que c’est un langage extríªmement personnel que nous développons au long de la vie, í  travers des réussites et des erreurs, jusqu’í  ce que nous comprenions í  quel moment Dieu nous guide. Un autre demande si c’est un signe qui m’a mené dans ce pays lointain, je dis que oui – je fais un voyage de 90 jours pour fíªter mes 20 ans de pèlerinage sur le Chemin de Saint-Jacques.

La conversation continue, le temps passe rapidement, et je dois terminer la causerie. Je choisis au hasard, au milieu de 600 personnes, un homme d’í¢ge moyen, portant une grosse moustache, pour la question finale.

Et l’homme dit :

« Je ne veux poser aucune question. Je veux seulement dire un nom. »

Et il prononce le nom d’une petite église, qui se trouve au milieu de nulle part, í  des milliers de kilomètres de l’endroit oí¹ je me trouve, oí¹ j’ai un jour posé une plaque pour remercier d’un miracle. Et oí¹ je suis allé, avant ce pèlerinage, demander í  la Vierge de protéger mes pas.

Je ne sais plus comment poursuivre la conférence. Les mots qui suivent ont été écrits par Adam Fethi, l’un des deux écrivains qui composent la table :

« Et soudain l’Univers dans cette salle semblait avoir cessé de bouger. Tant de choses se sont passées : j’ai vu vos larmes. J’ai vu les larmes de votre douce femme, quand ce lecteur anonyme a prononcé le nom d’une chapelle perdue quelque part dans le monde.

« Vous íªtes resté sans voix. Votre visage souriant est devenu sérieux. Vos yeux se sont emplis de larmes timides, qui tremblaient au bord des cils, comme pour s’excuser d’íªtre lí  sans avoir été invitées.

« J’étais lí  moi aussi, sentant un nÅ“ud dans ma gorge, ne sachant pourquoi. J’ai cherché dans l’assistance ma femme et ma fille, ce sont elles que je cherche toujours quand je me sens au bord de quelque chose que je ne connais pas. Elles étaient lí , mais elles avaient les yeux fixés sur vous, silencieuses comme tout le monde dans la salle, tí¢chant de vous soutenir du regard, comme des regards peuvent soutenir un homme.

« Alors j’ai cherché í  me fixer sur Christina, appelant au secours, tentant de comprendre ce qu’il était en train de se passer, comment mettre fin í  ce silence qui paraissait infini. Et j’ai vu qu’elle aussi pleurait, en silence, comme si c’étaient des notes de la míªme symphonie, et comme si vos larmes et les siennes se touchaient malgré la distance.

« Et pendant de longues secondes, il n’y avait plus ni salle, ni public, plus rien. Vous étiez partis, vous et votre femme, vers un lieu oí¹ personne ne pouvait vous suivre ; rien n’existait que la joie de vivre tout cela, que seuls racontaient le silence et l’émotion.

« Les mots sont des larmes qui ont été écrites. Les larmes sont des mots qui doivent jaillir. Sans elles, aucune joie n’a d’éclat, aucune tristesse n’a de fin. Alors, merci pour vos larmes. »

J’aurais dí» dire í  la jeune fille qui avait posé la première question – sur les signes – que lí  s’en trouvait un, affirmant que je me trouvais lí  oí¹ je devais íªtre, au bon moment, míªme si je n’ai jamais bien compris ce qui m’avait porté jusque-lí .

Mais je pense que ce n’était pas nécessaire : elle a dí» comprendre.

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